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11/9/2020
Lucie témoigne : elle a vécu avec le coronavirus
Lucie travaille aux soins intensifs, au Grand Hôpital de Charleroi. Lors de la première vague du covid-19, la Cinacienne a été auprès des mourants à leur tenir la main au moment du grand départ.
Peut-être suite à la longue journée d'hier, faite d'angoisse, de réflexion dans l'urgence et de recherches de pièces 3D jusque tard. Peut-être parce que je me fatigue. Peut-être parce que les soignants ont de plus en plus peur. Peut-être parce que l’on se sent de plus en plus impuissants. Nous sommes comme des pagaies qui brassent l’eau à contre-courant. Peut-être pour tout cela à la fois.

Mais certainement en raison de ce couple de 75 ans qui m'a émue à son arrivée en réa. Ils sont arrivés main dans la main aux urgences il y a 15 jours pour suspicion covid. Ils ont été hospitalisés dans la même chambre en unité covid. Le lendemain à 6h du matin l'épouse montait en réa. Charmante, bien de sa personne, cliniquement bien mais avec un scanner et une gazométrie qui sentaient la mort. Je l'ai ventilée comme j'ai pu et 3h plus tard j'appelais le réanimateur pour qu'on l'intube mais on m’a demandé de la maintenir encore parce qu’on était occupé avec son mari qu’on transférait aussi en réa, dans la chambre d’à côté. Le médecin a alors pris le relais pour intuber la dame et je l'ai remplacé auprès du mari pour essayer de le ventiler de manière non invasive et éviter le tube, comme j’avais essayé de le faire, sans résultat, pour son épouse.

Et sous son masque, la respiration haletante, il puise dans le peu de réserve d’énergie qui lui reste pour me demander comment va son épouse. Je lui explique qu’on est en train de l’intuber à côté de lui. Il pleure sous sa ventilation qui en est donc perturbée et qui le déstabilise et me demande si elle va s’en sortir. Je le rassure en étant glacée. Puis il me demande : « et moi ? » Je lui explique que je me donne une heure, on fera une gazométrie et si l’oxygène dans le sang n’est pas remonté, on l’intubera aussi. Et dans la chambre, la télévision qu’il avait mise à haut volume pour se distraire malgré le bruit du respirateur clame : « 66 patients supplémentaires ont été admis aux SI, 45 sont sous assistance respiratoire et le taux de mortalité avec cette assistance est de 70 %. » Pour les gens derrière la télévision, pour le présentateur, ce sont des chiffres. Pour moi, ce sont des personnes et des vies et devant moi, ce monsieur. Pour lui, c’est sa vie mise en chiffre et en pronostic, au bout de ce foutu respirateur qui me passionne tant mais que je finis par haïr.

Une heure plus tard, on l’intube. Trois heures plus tard, on met la dame sur le ventre et puis le mari. Sans le faire exprès, la tête tournée l’un vers l’autre et on ouvre la porte entre les deux chambres. Puis, ils ont tout fait ensemble pendant 10 jours : l’un chutait sa tension puis l'autre, 6 de levophed pour l’un et quelques heures plus tard, 6 pour l’autre, nécessité d’une nouvelle séance de décubitus ventral pour l’un et le lendemain pour l’autre, majoration de l’oxygène pour l’un puis pour l’autre, etc. etc. etc. Comme une vie commune qui continue. Comme si leur histoire continuait à s’inscrire à leur insu, avec nous pour témoins. Ou dans leur inconscient… Cette nuit, l’épouse mourait. Ce matin, après quelques manœuvres de recrutement et quelques réglages du respirateur que j’ai faits sans grande conviction comme pour traduire mon impuissance, le mari est mort.

Peut-être est-ce ce cap que mon cœur parvient difficilement à surmonter : fermer les yeux de cet homme, du bout de nos gants, de nos combinaisons, de nos masques, de nos lunettes et de nos visières, parce qu’il est un danger à éviter autant qu’un être à aimer, à peine le laver car les sécrétions d’un mort sont à haut risque d’infection. On ne pourrait normalement même pas l’honorer d’une toilette mortuaire. On le glisse dans sa housse mortuaire nu comme un ver, housse que l’on ferme totalement sur ce corps nu que l’on désinfecte. Puis on descend ce corps froid à la morgue, corps froid qui emprisonne un cœur froid de ne pas avoir pu mourir entouré, de ne pas avoir pu revoir ses proches, les laissant dépourvus et à distance sans même la possibilité de voir ce corps. Puis les pompes funèbres viennent le chercher : direction « le trou » comme s’exclament mes collègues, sans aucune forme d’intermédiaire. Pas la moindre once de dignité humaine, même pas celle d’être revêtu d’un vêtement ni de recevoir un dernier adieu. Il règne une ambiance de mort pas comme d’habitude. Une ambiance de mort sordide, comme dans une guerre, comme vide de tout sens, où l’on cherche l’humanité…Humanité que l’on apporte comme on peut ! En retirant mon gant malgré l’interdiction et le risque pour tracer une croix sur son front. Qu’au moins la chaleur d’un être humain l’ait accompagné, qu’au moins l’amour de Dieu si présent mais si difficile à percevoir en ces temps bousculés lui soit manifesté…Comme si je pouvais au moins un peu imprimer cet amour de Dieu, mon amour, en lui pour lui donner la paix. L’infirmière lui repasse son alliance au doigt (on les retire toujours car les SI provoquent des œdèmes) ainsi que celle de son épouse que l’on avait conservées dans le même pot (pot stérile pour prélever des expectorations !). On ne peut rien rendre aux familles…

Tristesse et dignité

Ces alliances…témoins de deux vies, témoins de leur vie commune et de toute leur histoire. De leur histoire qui s’est arrêtée brusquement sans qu’ils puissent s’y préparer, sans qu’ils se disent au revoir, mourant, ensemble, côte à côte (ayant été mis finalement dans une même chambre) sans le savoir. Mais de leur histoire on ne sait rien. Pas un proche, pas un ami, pas un prêtre. Le corps seul. Et nous. La mort et nous, en vie. La mort dans le plus grand anonymat. Toutes ces housses blanches anonymes. Je me demandais tout ce que ces alliances pourraient nous raconter et que l’on aurait normalement entendu de leurs proches. Mais, comme le corps, ces alliances étaient de marbre, froides. Puis l’on ferme la gaine stérilement, à deux. L’autre infirmière désinfecte la gaine que l’on vient de fermer sur ce corps mort avec une telle tendresse, comme s’il pouvait encore la ressentir, comme si ce geste lui donnait l’impression d’être entouré. Moyennant la protection de la housse, cet homme est digne d’être caressé ! Voilà sa seule caresse : celle de la main d’une infirmière inconnue au travers de son gant, de son papier, de son produit désinfectant et d’une housse fermée sur son visage. Quelle tristesse ! Mais quelle dignité, quelle grandeur, quelle profondeur dans ce que nous faisons, dans ce que nous sommes ! Quelle merveille que cette infirmière, que les mains des soignants, si tant est qu’ils aiment ! Des mains qui lavent, des mains qui réchauffent, des mains qui rassurent, des mains qui caressent. Des mains qui à force de réglages de boutons influencent l’air dans les poumons, l’oxygène dans le sang, la vie dans les veines… Mains qui ferment les yeux. Mains qui représentent les mains de tous ceux qui aimeraient être là et qui ne le peuvent pas. Mains qui doivent déborder d’amour pour représenter celui de tous ceux dont il est aimé.

Je pleure

Cet événement ce matin fut de trop après trois semaines de journées qui n’en finissent pas auprès de ces patients et à inventer des masques, des respirateurs d’appoint et tant de choses comme pour mettre la main devant un tsunami qui nous submerge. Sans plus comprendre ce que l’on fait tous là et pourquoi tant de souffrance et d’inhumanité, je pleure ! Les larmes se mélangent à la transpiration de ce foutu accoutrement et je ne vois plus rien. Je ne vois plus non plus où tout cela nous mène. Je sors de la chambre. Mon collègue me connaît, alors il me suit et on s’assied sur l’appui de fenêtre où l’on voit les rues de Gilly, vides. Les BPCO (Broncho-Pneumopathie Chronique Obstructive, majoritairement la « maladie du fumeur ») que j’avais en horreur de voir fumer en bas de l’hôpital finissent par me manquer et je voudrais que les gens qui zonent dans ces rues à ne rien faire reviennent. Cela ne sert à rien de parler. On sait, on se comprend, on vit les mêmes choses…Chacun différemment mais au cœur d’une même tragédie. On sait aussi qu’on ne sait rien faire. On sait qu’on n’est pas des sauveurs. On sait surtout qu’on ne sait rien. Si ce n’est, que d’autres patients nous attendent. Alors il faut continuer parce qu’il y a encore des vivants… et des morts-vivants. Mais on ne peut pas être défaitistes. Alors on rit, on rit jaune, on rit noir, on rit bêtement parce que cela apporte de la vie dans ce couloir de mort qui se termine par l’ascenseur de la morgue et où l’on ne voit même pas nos collègues sourirent sous leur masque.

Puis, mon prénom ne cesse de résonner dans ce couloir, dans ces chambres. « Lucie, tu ne veux pas venir voir mon respi ? », « Tu as vu, son CO2 remonte ? », « Lucie, il parait que t’as dit qu’il fallait la mettre sur le ventre », « Lucie, monsieur Miesse te cherche », « Lucie, viens vite voir, mon patient, ça ne va pas », « Lucie, chez ce patient, je ne sais pas quoi faire, il s’acidifie encore ».

Qu’est-ce que j’aime ce métier mais qu’est-ce que j’aimerais ne pas devoir être là et entendre tout ceci. Quelle position compliquée ! Il y a tant de choses que je ne sais pas faire. Je ne cuisine pas, je ne pratique aucun art, aucun sport, je n’exerce pas le rôle de mère. Ventiler, recruter, anticiper des situations cliniques, réfléchir à des statuts respiratoires compliqués, c’est ce que je fais bien, c’est mon art. Soigner, essayer de guérir le corps et le cœur, c’est ce que je fais bien, c’est ma maternité. Et me voilà la personne ressource sans ressource. Comme une mère impuissante. « Déchirer vos cœurs et non vos vêtements » est-il tant proclamé dans le carême. C’est ce qui s’incarne en moi chacune de ces journées. Je suis comme une mère qui ne sait consoler son enfant, qui ne peut lui dire « tout ira bien » comme le slogan actuel accompagné d’un arc-en-ciel, qui aimerait le rassurer mais qui ne le peut pas. Elle ne peut rien faire. Elle ne peut que pleurer avec lui, c’est-à-dire l’aimer vraiment… Résolument, notre seule arme est l’amour ! Et notre seule Espérance est le Christ, vainqueur de toute mort !
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